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008_dieu.nv
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Claquement sec de l'interrupteur suivi sans enthousiasme d'un pâle et éphémère éclat lumineux. L'obscurité reprend bien vite ses droits sur la pièce et je me résous à tâtonner pour trouver un paquet de céréales dans ma cuisine malheureusement bien désordonnée. Après de longues minutes de recherches infructueuses, j'abandonne et commande mentalement une injection nutritionnelle standard, qui me revigore sans m'apporter le goût savoureux de ces pétales de blés introuvables. J'allume aussi sans conviction l'antique récepteur télé qui trône sans concurrence sur la table. Il devait représenter le summum de la modernité il y a un siècle, mais aujourd'hui, il devrait couler des jours heureux dans une décharge publique. Cela dit, la plupart des modèles ultérieurs ne fonctionnent plus et tout le monde a dû se résoudre à récupérer ce genre d'épaves. Une série de crachotements sonores et lumineux m'indique que l'allumage est couronné de succès. Presque aussitôt, la présentatrice vedette de FFbird m'accueille d'un sourire éclatant, dont on murmure que la perfection ne peut être que robotique. Je préfère taire pudiquement ces rumeurs et me concentrer sur les nouvelles du monde.
Comme à l'accoutumée, les dépressifs ne devraient pas regarder ce genre de programme. Le fond des grands lacs américains est encore le théâtre d'une guérilla larvée mais violente entre descendants de différentes familles de pêcheurs. À une eau composée pour plus de moitié de produits nocifs voir létaux a succédé son absence qui a condamné ces travailleurs à la misère. Mais trop atteints par la négligence industrielle, ils ont été confiné à cette zone désormais désertique. La consanguinité des clans qui se sont rapidement formés a achevé de mettre le feu aux poudres. Toutefois, la majeure partie du journal, qui se poursuit sur le même ton alarmant mais résigné, concerne l'ampleur que prend un phénomène récent, la résurgence de sectes religieuses fondamentalistes.
Depuis les deux premières révolutions industrielles et la croyance en un progrès salvateur, l'omnipotence de la religion sur la vie quotidienne était remise en cause. Son influence décroissait même si le nombre de fidèles restait très important. Les plus dynamiques parvenaient toutefois à rallier de nouveaux croyants. Il y eut d'ailleurs une période, à l'aube du XXIe siècle, où les menaces que la technologie faisait planer sur le monde rendirent les gens tellement méfiants et inquiets que les religions n'eurent aucune difficulté à exploiter ce mal être pour grossir leur rang. Mais finalement, la catastrophe annoncée n'eut pas lieu, évitée par cette même technologie diabolique et les religions traditionnelles achevèrent de se désagréger. Comme l'humanité devait l'apprendre à ses dépens, la technologie mal employée était effectivement dangereuse et l'actuelle situation désastreuse a profité à de nombreuses sectes qui prônent un retour à l'application stricte de leurs propres textes sacrés, généralement archaïques et rétrogrades.
Un de ces mouvement attire particulièrement le feu des projecteurs médiatiques, le Feu Divin. Il est dirigé par un ancien ingénieur qui a eu une révélation après l'accident qui lui a brûlé tout le visage. Depuis lors, il revendique la purification de toute la technologie par la première découverte de l'homme, le feu. Ce Karl Straus a aussi développé toute une mythologie autour du feu, aussi délirante du point de vue scientifique qu'ethnologique ou économique mais qui séduit de plus en plus la population d'un monde qu'elle voit lentement péricliter. Tout cela ne pourrait être qu'une amusante curiosité si, comme le rappelle complaisamment le journal à grands renforts d'images chocs, de musiques mélodramatiques et de témoignages pathétiques embués de larmes et entrecoupés de sanglots déchirants, les membres toujours plus nombreux de cette secte n'incendiaient pas quotidiennement tout ce qui passe à leur portée avec une préférence pour les substances inflammables et les individus qu'ils n'ont pas réussit à convaincre de rejoindre leur rang. Le journal s'achève enfin avec la météo du prochain quart d'heure et la traditionnelle alerte noire exceptionnelle à la pollution.
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C'est donc avec un entrain et une bonne humeur que je peine à dissimuler que je pars travailler via la ligne de tramway aéroportée de 7h20, dont on envisage de modifier la dénomination car elle est encore arrivée à 7h50. Après avoir traversé la moitié de la ville, spectacle qui achève de me remonter le moral – comment résister à ces vastes étendues de bidonvilles, tous plus suintant les déchets organiques les uns que les autres – j'arrive à mon lieu de travail, la plus haute tour de la ville, qui culmine à la hauteur à peine envisageable de soixante mètres. J'y travaillais déjà à son apogée, quand elle régnait sur le quartier du haut de ses trois kilomètres. Mais même la gravité a fini par se détourner de nous et une nuit, la tour s'est effondrée sous son propre poids, ne laissant qu'une toute petite partie de la base intacte. Seize ans après, on peut d'ailleurs en voir quelques blocs au sol, que les équipes de récupération n'ont pas encore eu le temps de traiter. On ne peut pas vraiment leur en vouloir, cette même nuit, toutes les autres tours du monde se sont brisées et la nôtre n'était pas la plus haute.
J'occupe un poste subalterne dans l'administration de ma cité et il est aussi loin d'être passionnant que l'est une citrouille de pouvoir s'envoler. Pour résumer, je passe le plus clair de mon temps à ranger des dossiers pour que d'autres puissent les retrouver plus rapidement et s'empresser de les perdre à nouveau. Tout cela serait presque tolérable si tous mes supérieurs ne se sentaient pas tenus d'employer un jargon technique touffu ponctué d'interminables acronymes abscons plus long que des mots normaux afin d'épater une galerie dont je soupçonne fortement l'inexistence. Pour compléter ce tableau déjà peu plaisant, la plupart de mes collègues sont de sombres abrutis et certains sont peut-être même des membres fervents de sectes comme le Feu Divin. C'est en tous cas ce que laisse suggérer la récente recrudescence du nombre d'affiches de propagande placardées sur toutes les cloisons envisageables.