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026_ezechiel.nv
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Ici, tout va plutôt pour le mieux. Ézéchiel et moi nous promenons souvent sur les quais, admirant durant de longues heures les nefs audacieuses gracieusement disposées sur l'onde langoureuse, leurs voiles diaphanes embrasées des milles rayons ardents du point du jour. Quand je pense à ces lunatiques qui se congratulent d'être enfin parvenu à atteler trois de leurs pataudes chouettes mauves et qui s'imaginent déjà maîtres des cieux… Leurs chimères se consumeront bientôt dans les affres de l'échec et nos fiers galions parcourront encore longtemps tous les fleuves de l'Empire, lourdement chargés de ses richesses. Mais c'est bien le seul moment où la sombre mélancolie qui pèse sur Ézéchiel semble s'apaiser. Au cours de sa chaste romance avec Angélique, il avait dressé nombre de projets d'avenir, qui ont pour la plupart subit un sérieux revers lorsqu'il a surpris sa tendre moitié à danser avec ce riche négociant en étoffes. Il faut le voir, la mine défaite mais les yeux éclairés de folie, couvrir d'innombrables pages de son incompréhensible écriture runique dans le réduit obscur où il passe désormais le plus clair de son temps. Et ce n'est pas l'animation qui règne dans ce village isolé qui risque d'infléchir son humeur.
On est loin des bals fastueux et des carnavals endiablés qui rythment les nuits de notre capitale. Ces bûcherons ont beau être enjoués et accueillants, à leur retour de la forêt luxuriante qui assiège le bourg, après quatorze heures d'un labeur harassant, leur seul désir est de se reposer. D'ailleurs les rumeurs vont de bon train quant à l'identité du mystérieux commanditaire qui leur impose une telle cadence. Certains parlent d'un seigneur de guerre – ou même d'une princesse sanguinaire venue des steppes glacées – qui bâtirait une arme démesurée. Néanmoins, les fins de semaines sont parfois égayées par des mariages et c'est un ravissement pour l'âme que de contempler ces virginales promises, drapées d'un cocon d'albâtre et de pureté, fouler de leur pas léger la prairie encore humide de la rosée matinale. Et que dire de ces jeunes filles qui se balancent gaiement, à l'ombre d'odorantes cascades de lilas, de glycines et de jasmins, sous le regard bienveillant d'une aurore éternelle ? Mieux encore, l'Amiral en personne est venu visiter la ville ! Quelque soit ton opinion à son égard, te ne peux nier que c'est toujours un spectacle fascinant que de le voir parcourir la foule dans son armure de jais, entouré de ses paladins plein de morgue.
Mais j'ai aussi consenti à des efforts personnels pour embellir le moral de notre ami, et j'ai profité de la traversée du grand désert de sel, interminable intermède du périple qui nous a mené jusqu'ici, pour acheter trois ravissants «robots». Ce sont d'ingénieuses machineries de rouages et d'acier qui, aux dires du vendeur, se comportent et parlent comme de véritables humains miniatures. J'ai dû ravaler mon scepticisme dès le lendemain en entendant le plus grand des trois proclamer haut et fort qu'on ne traitait pas ainsi le capitaine Taylor, le plus maléfique des corsaires qui ait jamais écumé les mers du Sud. Au fil des jours, nous avons aussi fait la connaissance de l'acariâtre Riemann, portraitiste méticuleux et colérique, qui nous a torturés allègrement tous les soirs en essayant vainement de nous démontrer l'étendue de ses dons de mélomane. Ils sont accompagnés de la pieuse Jordan, élégante comtesse ceinte d'un pastoral bandeau d'azalées tressées et par ailleurs alchimiste de renom, aussi éloignée de l'hystérie que les deux mâles en sont proches. Ils nous ont offert une distraction continuelle pendant ce voyage qui menaçait sinon de s'abîmer dans la plus profonde monotonie, même si je les soupçonne d'avoir dernièrement surmontés leurs divergences et de s'être secrètement ligués contre nous.
Mais déjà, la clarté s'étiole et la voûte céleste se pare de profonds hululements qui résonnent à mes oreilles. Je t'abandonne donc sur l'hypothèse de la nuit. Porte-toi bien et puisse le ciel promouvoir ton étoile, ton dévoué et débonnaire «Huck» Hémélion, infortuné chasseur de dragons.
Post-scriptum : Reçois toute notre gratitude pour les confiseries que tu nous as envoyées et qui ont conquis nos palais délicats, malgré les déformations que leur ont faites subir le trajet, à moins que nous n'ayons su apprécier à leur juste valeur tes talents artistico-culinaire…